Le béret rouge de Miléna par… Jean-François
PRAGUE, 7 novembre 1989
Ma chère petite sœur,
Notre chère Babička Milena naquit dans le Royaume de Bavière, le 17 juillet 1916, à Kronach. Ce royaume deviendra allemand deux ans plus tard, en 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale. Babička a eu une enfance heureuse, plutôt privilégiée, elle ne se soucie pas de grand-chose. Ses parents ne sont pas riches, mais il n’y a pas trop besoin de compter. Ils tiennent la boutique « Johannes – librairie et imprimerie », c’est en hommage à Gutenberg, dont c’est le prénom."
– Tu sais, Hedvika, tu n’es pas au bout de tes surprises. Moi non plus, je ne savais pas qu’elle était née allemande. J’espère quand même que l’histoire de notre grand-mère, ce qu’elle m’a raconté, sera bien fidèle à son récit. Je te transmets ce que j’en ai retenu. Je dois te dire que chaque soir, quand je rentrais dans la petite chambre louée dans la pension de famille Fialová, je me dépêchais de coucher sur le papier, dans le cahier que j’avais acheté après ma première visite à notre chère petite Babička, ce que j’avais entendu durant la journée. Cela me prenait tellement de temps que ma logeuse Ilona, après plusieurs échecs, envoyait son mari Miroslav pour me faire venir à table prendre mon repas. J’en aurais oublié de manger, tellement l’histoire est passionnante. Et franchement, toute notre famille peut être fière d’avoir eu des parents, des grands-parents et aussi sûrement des ancêtres de la trempe de notre grand-mère. Il ne faut pas que je continue de faire des digressions, sinon ce récit durera un siècle. Bref, je continue.
– Babička, je devrais plutôt la nommer par son prénom Milena, car elle est encore loin d’être grand-mère. Bref, le 9 novembre 1918, elle devient Allemande. Mais rien ne change dans la vie de la petite famille. C’est le train-train quotidien : apprendre, jouer, manger, dormir. Chaque jour après l’école, pour elle, c’est passer du temps à l’arrière de la boutique, là où les presses mécaniques tournent, où le papier circule entre les cylindres, qui viennent tout juste d’être mus par des moteurs électriques. Nous sommes en 1925, elle a 9 ans. Pour l’instant, elle regarde, fascinée, cette machine qui avale le papier blanc et le recrache noirci de ce noir qui tache aussi les mains indélébilement.
Jusqu’à 15 ans, Milena continue de vivre tranquillement, toujours fascinée par cette machine, ces machines, car ses parents, qui poursuivent leur activité d’impression, acquièrent deux autres machines : l'une spécialisée pour l’impression de romans et de recueils de poésie, l’autre permettant la reproduction de photographies et d'ouvrages de librairie.
Cela change des notices d’emploi, des manuels scolaires et des calendriers. Son père, Hans, soutenu par sa femme Emma, a toujours été à la recherche du modernisme. La petite en grandissant a suivi ces progrès. À quinze ans, elle est déjà fière de faire partie de cette famille moderne qui sait adopter les nouvelles technologies, libérant les ouvriers imprimeurs de la fatigue journalière.
Elle sait, depuis quelque temps, qu’elle fait partie des privilégiés, pas tant au niveau de l’argent, mais par l’accès à la culture. De la librairie, elle a lu presque tous les livres, les romans, la poésie, même les fastidieux traités de technique pure. Elle est curieuse et retient ce qu’elle lit. Elle assiste de plus en plus souvent aux rencontres entre ses parents et les différents auteurs qu’ils publient. Elle devient riche de la pensée de ces romanciers, de ces philosophes et de ces poètes.
Ses frères, Wilhelm et Rainer, sont de vrais garçons, que dis-je, des hommes aujourd’hui. Ils ont cinq et six ans de plus que Milena ; ils ont toujours protégé leur petite sœur. Ce sont eux qui gèrent les presses. Quand on les voit, ils ressemblent à Charlie Chaplin dans son film « Les Temps modernes », toujours une clé à molette ou un tournevis à la main. Ils ont toujours été très attirés par la mécanique, les engrenages, les poulies et les courroies.
Avec de tels personnages, les rotatives ne tombent presque jamais en panne. Ils en prennent soin, comme lorsqu'ils étaient petits et prenaient soin de Milena et, d'Ilka leur petite chienne épagneul français. Ilka, blanche de robe avec ses touches orange et citron, une rareté. Une tricolore lumineuse qui faisait des envieux dans le quartier.
à suivre…
Le béret rouge de Miléna par… Annie
Ma très chère Hedvika,
Grand-mère Milena était journaliste, comme tu le sais. Une véritable globe-trotter avant de rencontrer Grand père et de fonder une famille. Dans les années 30 elle est très liée à Sarah Meyer qui a déjà publié un premier roman. Ensemble elles décident de faire un reportage sur un rallye automobile qui emprunte la route de la soie. Il faut dire que l’amant de Sarah, un dénommé Arnold y participe.
Elles rejoignent le rallye à Constantinople. Là-bas elles se déplacent avec la moto de Sarah, engin rapide pouvant être mis sur remorque au cours des étapes trop longues. Mais au pied de l’Himalaya Arnold a un accident. Sarah se précipite sur sa moto pour le retrouver mais elle n’y arrivera jamais et disparait. Dans la chambre d’hôtel Grand-mère récupère quelques affaires de Sarah, dont le béret rouge qu’affectionnait cette dernière. Avant de rentrer elle décide de rechercher son amie disparue.
Les routes sont chaotiques, on frôle des ravins vertigineux, des populations pas toujours amis vous scrutent dans les rares villages traversés. Grand-mère avec son interprète questionne des dizaines de villageois. Mais la piste de Sarah se perd rapidement au pied de ces gigantesques montagnes.
L’amant de Sarah, s’en sort avec de multiples fractures et rentre en France. Grand-mère s’obstine encore quelques semaines puis décide elle aussi de rentrer à Prague. Elle continue de communiquer avec Arnold épisodiquement. Hélas les évènements qui précédent la 2nd guerre mondiale mettent un terme à leur correspondance.
Puis vient le mur qui sépare l’est et l’ouest. Et c’est il y a quelques mois lorsque le rapprochement entre l’est et l’ouest se fait de plus en plus présent que Grand-mère s’active de nouveau.
Elle cherche à reprendre contact avec Arnold. Mais il est décédé et c’est sa fille qui lui répond. Fille issue de l’union d’Arnold et de Sarah : Anna.
Anna promet de faire tout son possible pour venir à Noel. Hélas cela ne se fera pas.
Toutefois Anna a le temps de lui raconter que Sarah a été récupérée inconsciente par une tribu nomade. Ils ont pris soin d’elle pendant plusieurs mois. Sarah a ensuite rejoint Kaboul ou des Français l’ont rapatriée. La folie meurtrière qui s’empare de l’Europe envers les juifs à cette période interdit à Sarah de se faire remarquer et elle ne tente aucune correspondance avec grand-mère.
Sarah retrouve Arnold et fonde une famille, Anna est leur unique fille. Sarah vit encore quelques années mais les évènements la rattrapent, déportée à Auschwitz elle y est morte.
Alors je pense que je vais laisser le Béret rouge à Grand-mère pour son dernier voyage.
Gabi
Le béret rouge de Miléna par…Fabienne
PRAGUE, 7 novembre 1989
À l’aube de mes 89 automnes, un vent de liberté entre enfin dans notre pays. Je le sais. Je le sens aussi tiède et léger que mon propre souffle de vie.
La mort ne m’effraye plus, je peux quitter ma terre natale sereine mais avant, j’ai quelques confidences à vous faire concernant le secret de ce béret qui interroge les voisins, mes amis, ma famille et me vaut tant de surnoms dans le quartier St Charles.
Ce béret que je porte les jours de grand soleil tout autant que ceux de pluie ou quand les flocons tombent du ciel, ce béret qui dort à mes côtés depuis 1943 est celui de Marie Kuderikova.
Durant la seconde guerre mondiale, main dans la main avec d’autres femmes tchèque, nous avons résisté de toutes nos forces par des actes de sabotage, publié un journal clandestin et distribué des tracts anti-nazis.
Nous étions jeunes, déterminées, un brin féministe avant l’heure, animées d’une flamme vive assoiffée de justice et de paix.
Marie a été torturée puis exécutée à 22ans sans dévoiler nos identités aux SS. Juste avant son arrestation, j’ai récupéré son béret. Dans la doublure, ensemble nous avions brodé en fils de soie et d’or les noms, prénoms de celles qui ont lutté dans l’ombre contre l’oppresseur. J’ai promis à Marie de faire de ces inconnues des héroïnes.
Maintenant que vous connaissez le secret c’est à vous mes chères petites filles que revient le devoir de sortir ces femmes de l’anonymat.
Avant de m’éteindre, je fais un vœu :
Qu’une révolution aussi douce que le velours de ce béret que je caresse chasse la haine de notre planète.
Mes yeux se ferment.
Le printemps est proche.
J’entends le vol d’une hirondelle.
Une colombe porte un rameau d’olivier.
Notre terre nourricière à tous ne tremble plus.
Je suis bien.
Je vous aime.
Le béret rouge de Miléna par… Ambra
PRAGUE, 12 novembre 1989
Chère Hedvika,
Avant toute autre chose, en arrivant à l'Hôtel prends cette lettre et va la lire dans la salle de bain SANS LA MONTRER A MAMAN !
Désolée, vous partagez la même chambre, il n'y en avait pas d'autres de libres. Je ne sais pas ce qui se passe vraiment, mais il y a un monde fou en ville. Peut-être à cause de ce qui vient de se passer à Berlin. Incroyable, je ne pensais pas voir ça un jour : il n’y a plus de mur ! Détruit en morceaux. Et tout ça dans la joie. Quelle émotion de voir cette foule passer la frontière tranquillement et les familles enfin réunies. J'espère que tu as eu le temps de lire les journaux dans le train pour Paris. Au moins là tu n'es pas dérangée par les coups de fils incessants de tes clients tellement exigeants.
Je suis à l'aéroport, le vol Barcelone-Prague a déjà atterri, mais la Police des frontières fait du zèle ces jours-ci. Ça fait déjà plus d'une heure que j'attends maman. J'en profite pour t'écrire cette lettre que tu trouveras en arrivant, car demain matin on aura tout juste le temps de petit-déjeuner ensemble avant les obsèques. Maman sera avec nous, impossible de l'éviter, je ne pourrai pas te raconter ce que m'a confié Babička, j'ai encore du mal à y croire.
Elle avait une telle urgence dans la voix, malgré sa faiblesse. Comme ça a du être difficile de garder un tel secret pour elle toute seule, si longtemps.
J'aurais aimé t'en parler plus tôt, de vive voix, mais tu étais déjà partie de Barcelone quand je t'ai appelée. Impossible de te joindre à ton hôtel à Paris non plus ! Je sais que tu as été très occupée avec l'exposition de philatélie à préparer en si peu de temps, mais quand même, tu aurais pu me rappeler.
J'ai du prendre beaucoup de décisions toute seule. Bon, je pense que tu as bien fait de prendre le train au lieu de l'avion, les arrivées à l'aéroport sont très perturbées, mais après 12 heures en train couchette tu auras bien mérité ton café demain matin.
Bref, tu sais, toutes ces vacances passées à Barcelone pour connaître le Pays de Grand Père José, le fait d'avoir étudié toute les deux l'espagnol et puis le catalan avec Mme Lòpez pendant des années, ta décision de t'installer à Barcelone... Maman qui depuis sa retraite ne parle que de sa nouvelle vie et de sa maison sur la côte catalane... et même mon prénom Gabriela comme la maman de Grand-père José...
Et puis le « pan amb tomaquet », le pain à la tomate catalan que tu cuisines à chaque fois que je viens te voir car Grand-père l'aimait beaucoup... et bien : que du faux ! Que du FAUX je te dis ! Je n'en reviens pas. Il faudra quand même continuer de cuisiner le "pan amb tomaquet" !
Écoute bien : Grand-père José n’est pas notre Grand-père ! Si, il l'a été car il nous aimait. Mais il n’est pas notre Grand-père biologique, si on peut le dire comme ça. Je ne peux pas écrire "vrai grand-père", ça je ne peux pas. Notre Grand-père biologique est un écossais que Babička a rencontré au cours d’un voyage linguistique en Grande Bretagne. Sì, sì, je te jure ! Les voyages à l'étranger pour étudier les langues n'étaient pas encore à la mode dans ces années là, mais Babička a toujours été à l'avant-garde. Il parait que les deux tourtereaux rencontraient des difficultés à se comprendre, car elle ne parlait pas bien anglais et en plus elle ne comprenait rien à son accent des Highlands. Alors ils se sont beaucoup aimés.
La famille du garçon n'a pas apprécié que le fils aîné de la famille trouve une fiancée exotique et ils se sont quittés. Ah, le lâche ! A son retour à Prague Babička a découvert qu'elle était enceinte. Tu peux imaginer le drame dans la famille. Alors vite, vite elle a épousé José, qui travaillait à l'Université de Prague et qui l'aimait en silence depuis longtemps. Il s'en fichait qu'elle soit enceinte.
Mais ils semblaient heureux ensemble, tu ne crois pas ? Malgré ce mariage précipité. À sa mort Babička était si perdue sans lui. Pendant des semaines je suis passée la voir chaque jour, elle ne sortait plus. Heureusement, elle a ensuite repris ses habitudes. Elle adorait ce café sur la place où elle allait lire le journal. C'est là que j'ai pris la photo que je t'ai envoyée.
Elle a demandé à être enterrée avec son béret qu'elle ne quittait jamais ! Béret offert par ce lâche de Paul MacArthur à l'époque et qui a les couleurs de son clan ! Tu peux le croire, ça ? Non mais, après si longtemps !
Bon, j'espère que Grand-Père, de là où il se trouve, n'en voudra pas à Babička. Elle ne l'a pas demandé mais j'ai pensé lui glisser aussi entre les mains le dernier roman écrit par Grand-père, tu sais l'exemplaire avec cette dédicace : « à Milena, mon épouse, ma muse, l'amour de ma vie ». Tu trouves ça bien ou penses-tu qu'elle se fâchera et elle viendra hanter mes nuits ?
Le plus important maintenant c'est décider de ce qu'on va dire à maman. Tu crois qu'elle connaît déjà ce secret ? Babička m'a dit que non, mais elle a pu avoir des doutes avec le temps. Ses cheveux roux, sa peau blanche transparente. Les nôtres aussi d'ailleurs, alors que les cheveux de José étaient noirs comme la nuit, alors que ceux de Babička étaient blonds comme les blés. Je ne sais pas quoi penser.
Moi je serais d'avis de rien lui dire. Mais si ce Paul MacArthur était toujours vivant ?
C'est quand même son droit de savoir. Bien que personne n'ait vraiment besoin d'un père lâche et absent. Et qu'est-ce qu'on fait de tous les souvenirs en Catalogne ? À tout hasard on pourrait passer les prochaines vacances en Écosse, qu'est-ce que tu en dis ? Babička m'a parlé d'un joli cottage pas loin d'Inverness et d'un pub avec de la bonne musique et de l'Oban, cet excellent whisky.
À demain matin ma sœurette, il paraît que la nuit porte conseil, à ce qu'on dit.
Gabi
Le béret rouge de Miléna par… Nathalie
PRAGUE, 7 novembre 1989
Milena jeune femme généreuse et sincère habite à Prague, nous sommes en 1920.
Elle tient un bar librairie où chacun peut converser à sa guise et bouquiner tranquillement et surtout s'informer des nouvelles du monde.
Un jour une charmante dame entre vêtue d'un grand manteau de laine vert bouteille et d’un béret rouge à carreaux.
Elle commande un kofola et la regarde avec insistance.
Sur l'instant elle ne comprend pas et en discutant elle reconnaît Adéla une amie d’enfance.
Elles étaient pourtant proches dans les années 1900 et faisaient les 400 coups mais le temps a passé avec son lot de peines et de bonheurs.
En discutant, Milena découvre qu'Adéla tient une boutique à seulement quelques rues de sa librairie.
Elles ne se sont jamais croisées !
Cette rencontre magique les plonge dans le passé et les projette dans le futur de se revoir !
Elles décident de se donner rendez-vous afin de rattraper le temps perdu.
En partant Adéla offre son béret à Milena en lui précisant le secret de ce béret.
Alors connaissez-vous le secret de ce béret ?
Le béret rouge de Miléna par… Patrick
PRAGUE, 7 novembre 1989
Eh bien tu ne vas pas me croire !
Comme tu le sais, notre grand-mère Milena habite Prague, mais ses grands-parents viennent de Libérec, connue également sous le nom de Reichenberg (en allemand), ville sunommée « La Manchester de Bohème ».
Ils ont pour voisin les descendants des fondateurs de l’entreprise Tonak, créée en 1799, marque célèbre pour sa gamme de chapeaux en feutre ou en laine et ses bérets pour toute la famille.
Là où l’histoire devient croustillante, c’est que notre Milena est, certes à n’en pas douter, pressée de les retrouver à chaque fois, mais surtout, elle va voir en secret le beau Jaromir, enfant unique de ses illustres voisins, futur héritier de l’empire Tonak, créateur des bérets et autre chapeaux à ses heures perdues.
Eh oui, comme tu t’en doutes à présent, Jaromir fût son premier amour.
Pour célébrer son idylle avec Milena, il n'offre pas de bijoux à sa dulcinée mais il créé son fameux béret rouge, symbole de son amour passionné et éternel. Tu comprends mieux pourquoi Milena l’a toujours sur elle, et ce, jusqu’à la fin de sa vie.
Mais, l’histoire ne s’arrête pas là. Lorsque l’Allemagne envahit les Sudètes, Jaromir est mobilisé et Milena retourne à Prague. Pendant de nombreuses années ils ont été séparés. Ce n’est qu’à la fin de la guerre qu’ils ont pu reprendre contact.
Entre temps, notre grand-mère a rencontré celui qui allait devenir notre grand-père. Quant à Jaromir, il n’a eu d’yeux que pour Milena toute sa vie. Il n’a jamais eu d’enfant et l’a désigné unique héritière de son empire.
Tu comprends maintenant pourquoi elle est, à la fois, si riche, et pourquoi elle tient tant à son béret.
Le béret rouge de Miléna par… François
PRAGUE, 7 novembre 1989
Depuis que nous sommes toutes petites, notre grand-mère reste énigmatique au sujet de son béret en laine rouge et gris qu’elle porte en toutes circonstances et en toutes saisons.
« C’est un homme qui me l’a offert. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je tiens à ce béret. »
« Et toi de lui demander avec un air malicieux, c’est papy qui te l’a offert ce béret, c’est pour cela que tu y tiens autant »
« Combien de fois vais-je devoir te dire que ce n’est pas lui qui me l’a offert. Il ne pouvait pas le pauvre homme ! Vous ne vous imaginez pas à cette époque ce que cela coûtait un tel couvre-chef. Ce n’est pas que c’était hors de prix mais pour le salaire de votre grand père cela l’était. Il fallait déjà penser à se loger et à se nourrir avant de dépenser pour s’habiller. Pour être belle le jour de mon mariage, j’ai eu droit à un joli bout de rideau qu’une bonne amie couturière a transformé en robe majestueuse à mes yeux. Et non ! je vous arrête tout de suite ce n’est pas non plus un amour de jeunesse ou un amant caché qui me l’a offert. »
« Ce béret a une histoire secrète » aimait à dire notre grand-mère « et j’aime à conserver ce halo de mystère autour de ce petit bout de tissu. Il me rappelle ma jeunesse, votre maman, mon pays ». Et levant les yeux de son journal, elle souriait en voyant nos moustaches chocolatées et nous disait « Allez les filles c’est assez pour aujourd’hui, on rentre et promis un jour je vous dirai pourquoi je tiens autant à ce béret ».
L’histoire est assez rocambolesque et je comprends mieux pourquoi aujourd’hui elle y tient tant à cette étoffe rouge et grise qui n’a plus de forme à force d’être portée, qui n’a plus sa brillance d’origine à force d’être lavée et qui a quelques cicatrices comme autant de séquelles des branches qui ont croisé son chemin ou des plafonds un peu bas et saillants des abris où il fallait se cacher pendant la 2ème guerre mondiale.
Depuis que nous la connaissons, notre grand-mère porte ce béret. On a même l’impression qu’elle est née avec. Mais ! ce n’est pas le cas.
Ce béret, comme elle me l’a confiée ces derniers jours, c’est un peu le deuxième enfant qu’elle n’a pas pu avoir du fait du départ précipité et accidentel de papy deux ans après la naissance de notre mère.
Le 6 juillet 1925, comme tout le pays, Prague est en liesse. L’atmosphère est festive, papy ne veux pas rater l’évènement. Le Président Masaryk décide de célébrer pour la 1ère fois Jan Hus mort en martyre en 1415 et hisse le drapeau Hussite au château de Prague. Ce geste provoque la colère du Vatican mais fait sourire Grand Père qui est un fervent partisan de ce Président à qui la Tchécoslovaquie doit son indépendance.
Ce soir-là, papy part seul à la fête populaire. Mamy reste dans l’appartement de la rue Havelska avec Eva, leur fille unique, notre mère, qui vient de naître.
Malheureusement, papy ne reviendra pas.
Il est blessé au cours d’une rixe qui éclate entre jeunes en voulant prendre la défense d’un pauvre garçon à terre. Il reçoit un coup de couteau mortel et s’effondre en hurlant de douleur. Il ne se relèvera pas malgré l’aide des badauds qui ont assisté médusés à la scène.
Tout est allé si vite !
La police frappe à la porte en pleine nuit. Mamy encore endormie ne comprend pas ce que l’officier lui annonce.
Trois jours après, les yeux rougis par les larmes et serrant sa fille Eva contre elle, elle enterre papy, l’amour de sa vie et décide de quitter Prague pour la petite ville de Zdar nad Sazavou dans la région de la Vysocina entre la Bohême et la Moravie au sud du pays.
Elle vit seule, élève maman comme elle peut, les temps sont difficiles, l’argent est rare, il est difficile d’élever seule son enfant dans une petite ville de moins de 5000 habitants.
A cette époque, le travail est rare mais mamy est courageuse. Elle a connu la guerre et la disparition de l’être aimé. Alors, il faut continuer à sourire pour cette enfant qui grandit et qui vient de fêter ses 3 ans.
Le 17 juin 1928, la petite ville est en ébullition en raison de la visite du Président Thomas G. Masaryk. Pour mamy, cette visite est un crève-cœur car cela lui rappelle ce fameux soir où papy est sorti en l’embrassant tendrement comme il le faisait tous les jours. Ce baiser est et restera le dernier.
Pour l’occasion, notre grand-mère a confectionné pour sa fille un costume folklorique traditionnel de la région de Kyjov d’où elle est originaire.
Grand-mère a tout prévu car elle veut coute que coute approcher le Président.
Elle arrive tôt et se positionne à un endroit stratégique sur le parcours. C’est là que le Président fera une pause en mémoire des jeunes de la ville morts pour la patrie lors de la Grande Guerre. En plus de son costume traditionnel, Mamy a pensé à tout, notre maman a une rose rose dans ses mains.
Vers 11h, le Président est tout près, Mamy prend Maman dans ses bras et fait tout pour être remarquée par le Président Masaryk. Le stratagème fonctionne, le Président s’arrête à sa hauteur.
Maman propose la rose au Président qui, tout naturellement, l’accepte. Instinctivement, il prend Maman affectueusement dans ses bras pour la remercier et lui donner un baiser.
Un photographe immortalise la scène. Le cliché est si joli qu’il est publié dans de nombreux journaux et magazines qui à l’époque relatent l’évènement.
Le Président est très touché par la spontanéité de cette fillette qui lui offre une rose. Il marque une pause, Mamy glisse des mots avec quelques sanglots dans la voix à cet homme que notre grand père respectait humainement car bien qu’issu des classes ouvrières, il avait su s’élever pour devenir un précieux artisan de l’indépendance du pays au sortir de la guerre.
Le Président glisse un mot à un membre de sa délégation qui s’éclipse promptement et revient très vite avec un sac qui était destiné à la femme du bourgmestre de la ville ou à celle un dignitaire de la Province.
Mamy est débordée. Le Président confie maman toute souriante à un membre de sa délégation. Il s’empare du sac et le tend à Mamy qui s’en saisit avec émoi.
Notre Grand-mère ouvre le sac. Elle y voit un béret rouge et gris. Elle le met sur sa tête.
C’est un signe, il est pile à sa taille.
« Monsieur le Président je ne saurais trop vous remercier pour ce présent que vous me faites. Avec ce béret, mon défunt mari, Léon, revit et je porterai ce béret jusqu’à mon dernier souffle car pour moi il représente le frère ou la sœur que nous aurions tant aimé donner à notre petite Eva.
Thomas G. Masaryk la remercie et poursuit sa visite commémorative.
À partir de ce jour Mamy tient promesse, son béret ne la quitte plus.
Elle a toujours peu d’argent mais économise ce qu’elle peut pour que dorénavant tous les vêtements qu’elle achète ou confectionne de ses propres mains soit en accord avec ce béret.
Puis 10 ans plus tard, en mars 1938, l’improbable se produit et l’histoire de notre famille est en marche !
Karel Capek, l’écrivain qui en 1920 a inventé le mot robot, se rappelle cette photo de la petite fille dans les bras du Président et a une idée saugrenue. Cette photo servira de support à un timbre de 1,5 couronnes. Un timbre qui couterait 20 halers de plus qu’un timbre ordinaire, la différence sera destinée à être une contribution pour les enfants.
Après tu connais la suite. Quand sort le timbre, maman est au lycée et devient le centre d’intérêt pour certains journalistes. Mais ceci ne dure que le temps d’un été. Le péril nazi menace la toute jeune Tchécoslovaquie et la guerre transforme le pays.
En 1948 maman et papa se marient. Ils vivent et travaillent à Prague dans de grosses entreprises tournées vers l’export. Mais lorsque les communistes arrivent au pouvoir, certains de leurs amis se retrouvent en prison et leurs biens sont confisqués.
Ils décident de fuir le pays en 1950 en franchissant illégalement la frontière sans passeur avec Mamy dans leurs bagages et se rendent en Allemagne. Un an plus tard ils émigrent aux Etats unis où nous sommes nées.
Aussi bien toi que moi nous sommes américaines mais nous nous sentons quand même un peu tchèques car notre famille nous a toujours inculqué cet amour et attachement pour leur pays et leur culture d’origine.
Il y a un an, en octobre 1988, Mamy a décidé de retourner à Prague pour, à 88 ans, revenir dans son pays afin de participer à un rassemblement non autorisé célébrant le 70è anniversaire de la création par Thomas G. Masaryk de l’Etat tchécoslovaque indépendant.
Elle a ce 28 octobre 1988, pour Léon, son défunt mari et notre grand père, rejoint le rassemblement près de la statue Saint Venceslas, son béret sur la tête. Elle s’est jointe à la foule en scandant haut et fort les mots « Masaryk » et « Liberté » en entonnant avec plusieurs milliers de personnes présentes ce jour-là l’hymne national.
Notre grand-mère est depuis restée à Prague.
Comme un symbole, je l’ai rejoint il y a une semaine, le 28 octobre 1989 pour être à ses côtés car elle se sentait un peu fatiguée. Nous avons, depuis une semaine, vécu de tendres moments et nous avons beaucoup parlé de toi, de maman, de papa.
Elle a rejoint Papy hier juste après m’avoir dévoilé son secret sur son béret.
Je t’aime ma sœur,